Une salle de travail ordinaire d’un publiciste avec deux portes (une qui donne
sur un jardin, l’autre sur une cour), une fenêtre qui donne sur une rue, un
quai, une rivière une autre berge). Une affiche est au mur figurant "Neil Young"
une fois sur chacune des quatre bandes qui la composent ; deux bandes rouges à
lettres blanches s’intercalant avec deux bandes blanches à lettres vertes. Mais
le spectateur ne voit pas tout cela car il est 21 heures en ce mardi 5 décembre
1989, et seul le centre de la pièce est éclairé et aussi la rue qu’on aperçoit
par l’encadrement de la fenêtre.
LES PERSONNAGES : M ADMAN MLLE
LIBERTE M GROSBRAS L’AVEUGLE (la voix provenant de la fenêtre
ouverte) MLLE POCAHONTAS M SAMPEDRO M KEITH
Scène I (M Adman,
d’un pas vif entre, commence des étirements, voit une couronne sur l’étagère, la
prend et l’intègre dans des exercices d’adresse, puis pour s’amuser la pose sur
sa tête.) M ADMAN : Le roi est parti mais il n’est pas oublié.
Scène
II (Mlle Liberté entre, voit M Adman dans une extravagance mais ne prête pas
attention à son embarrassante situation.) MLLE LIBERTE : Gardez le mouvement.
Vous avez le bon rythme pour votre première soirée... Vous êtes bien talentueux
de vos mains. M ADMAN : Disons... Je suis aussi gauche de la main droite que
maladroit de la main gauche. MLLE LIBERTE : Vos genoux sont en lambeaux. M
ADMAN arpentant la pièce : Vous les trouverez à la poubelle... comme votre
bébé... MLLE LIBERTE : L’air et l’eau sont inabordables de nos jours. M
ADMAN : L’air est-il meilleur au ras du sol ou au sommet d’une montagne ? Tout
cela est une question de chaussures.
Scène III M ADMAN : Vous
souvenez-vous de "La ronde des prisonniers" de Gustave Doré ? MLLE LIBERTE :
Leur tête est basse afin qu’elle ne soit pas coupée. M ADMAN : Ils se
recroquevillent pour mieux cueillir leur rêve encore empreint de rosée. MLLE
LIBERTE : Le rêve rit comme une fille ayant su épargner le temps. (Une porte
s’ouvre. Elle masque la personne qui est en fait M Grosbras.) M GROSBRAS :
Pretty Pegy est ici ? (Un temps. La porte est refermée.) M ADMAN : Le
rêve est un fleuve qui nous brise la jambe si nous la trempons dedans pour
vérifier sa température. Au fait, vous êtes toujours là ? MLLE LIBERTE : Et
selon vous, où devrais-je être ? Je suis à l’horizon pour ceux qui n’ont pas
votre chance. M ADMAN : Il faut avoir du talent pour savoir saisir la
chance.
Scène IV M ADMAN regarde à la fenêtre : Tiens ! L’aveugle est
là. L’AVEUGLE crie : Nous vous aimons ! MLLE LIBERTE : Asseyez-vous, s’il
vous plait. Vous me donnez le tournis ! (M Adman s’assoit à son bureau,
tapote sur son clavier.) M ADMAN : Votre tailleur noir et blanc vous va à
ravir. Quel est le cours du pétrole sur la neige ? MLLE LIBERTE légèrement
froissée : Il est celui de l’oeuf issu du yin et du yang. (Elle entre dans
l’ombre.)
Scène V M ADMAN songeur, arpente la pièce : Les châteaux brûlent
dans les dépotoirs. C’est bien pour cela que les jeux de cartes sont maintenant
ignifugés... Mis à part le carré d’as qui est à soigner continuellement... et...
la dame de coeur... et... (regardant à la fenêtre)... L’aveugle a eu la
révélation : il a allumé sa chandelle qu’il poussait devant lui comme un
cadavre. Il court dans la nuit. Plus la même nuit.
Scène VI (Mlle
Pocahontas entre.) M ADMAN : Comment allez-vous ? MLLE POCAHONTAS :
Puis-je rester ici pour un temps ? L’AVEUGLE : Taisez-vous ! Taisez-vous !
Taisez-vous !... Taisez-vous ! Taisez-vous ! MLLE LIBERTE : Les choses d'hier
auxquelles nous avons pensées reviennent maintenant... reviennent
maintenant. (M Adman arpente la pièce, se met à la fenêtre.) M ADMAN :
Une aurore boréale... Ce ciel glacial de la nuit... MLLE POCAHONTAS : Je vais
vous chercher une bière. (Mlle Pocahontas sort.)
Scène VII (M Adman
arpente la pièce marchant comme s’il posait les pieds sur une plaque
chauffante.) M ADMAN : Je suis bien loin de chez moi. MLLE LIBERTE : Je
vous apporte un cheese-burger. (M Adman, toujours debout, passe ses nerfs en
frappant de sa main son outil de travail. Mlle Liberté l’observe. M Adman retire
son blouson de cuir noir.) M ADMAN : Je ne m’y fais pas à ce chauffage au
sol. Je ne peux pas garder mes pieds au sol sans étouffer. MLLE LIBERTE :
Voulez-vous que je diminue la température du thermostat ? (Elle s’approche du
radiateur.) Et bien ! Ca alors ! M ADMAN : Oui ? MLLE LIBERTE : Rien.
(Elle sort.)
Scène VIII M Adman: J’entend quelqu’un s’approcher. Ce n’est
pas le pas léger de Mlle Pocahontas ni celui de Mlle Liberté. Et puis cela
provient de la porte donnant sur le jardin. (Il s’approche de cette porte et
l’ouvre.) M ADMAN surpris : Oh ! Qui est là ? Poncho ! Frank Poncho Sampedro
du Crazy Horse ! Comment va-tu ? (M Sampedro sourit en guise de
réponse.) M ADMAN : Ne veux-tu pas te séparer de ta laisse que tu traînes
? M SAMPEDRO : Je suis moins libre dans mes mouvements comme vous pouvez
l’être mais cela me convient car je suis plus introverti, moins bouillant qu’un
taureau dans l’arène. M ADMAN : Cette laisse fait chien d’aveugle. M
SAMPEDRO : Je suis né pour servir autrui. M ADMAN regarde à la fenêtre :
L’Eldorado est en feu. (M Sampedro ne bouge pas mais jette un regard dans la
direction de la fenêtre.) M SAMPEDRO : Comment le savez-vous ? Cette colline
brille de mille éclats rouges à chaque instant. M ADMAN : La lune pleure
comme un diamant de ces femmes luisantes de Tijuana. M SAMPEDRO : Vos paroles
et vos mélodies sont de la poésie palpable. M ADMAN : Tu m’aides beaucoup.
Sans toi... (A ce moment, on entend un bruit de castagnettes provenant de
dehors.) Et sans cet aveugle...
Scène IX (La porte donnant sur le
jardin s’ouvre.) M ADMAN enjoué, accueille le nouvel arrivant : Oh ! Ben
Keith ! (M Keith s’assoit, pose sur ses genoux son matériel de travail. Il
est affublé d’un chapeau blanc et d’une moustache qui conviennent à un
dandy.) L’AVEUGLE : Où est Billy ? M Adman intrigué s’approche de la
fenêtre et s’adresse à l’aveugle. M ADMAN : Qui ? L’AVEUGLE : Billy
! M ADMAN : Question pour question : Suis-je allé trop loin pour lui ? M
KEITH : Oui, allé trop loin. M SAMPEDRO : Vous gémissez comme du cristal
moulu par une mandoline névrosée. C’est beau. (M Adman salue d’un geste ses
deux compagnons qui sortent par où ils étaient venus.)
Scène X (M Adman
s’est approché de la fenêtre.) L’AVEUGLE : C’est toute l'illusion de toute
façon. M ADMAN : Comment allez-vous là-bas ? L’AVEUGLE : La moitié du
temps s’est éteint. (M Adman va à la porte donnant sur la cour, l’ouvre et
s’adresse à quelqu’un hors champ.) M ADMAN : Que se passe-t-il ce soir ? Il
n’y a aucune maintenance ? Passez-vous du bon temps avec les bières de Mlle
Pocahontas ? (M Adman laisse passer Mlle Liberté et continue ses jérémiades.
Mlle Liberté s’appuie sur son bureau. Elle tend un cheeseburger à M Adman mais
celui-ci préoccupé par des bruits étranges ne remarque pas l’offre. Mlle Liberté
se met alors à le manger.) M ADMAN content : J’ai la véritable chose.
MLLE LIBERTE : Cela commencerait-il par un petit bol ?... (Elle répète plus
fort.) Cela commencerait-il par un petit bol ?... M ADMAN : Quoi donc
? MLLE LIBERTE fait un geste circulaire au-dessus de sa tête : La véritable
chose. Oui, cela commence par un petit bol et puis après un sombrero ne suffit
plus... M ADMAN consterné : C’est brillant ! MLLE LIBERTE sourit : Oui,
surtout à la lumière d’un lampadaire. (Elle sort.)
Scène XI M ADMAN : Le
dommage est fait. (Il s’approche de la fenêtre entendant des coups répétés.)
C’est l’aveugle... Il frappe à la porte de cette cave comme s’il tapait sur un
vieux tapis poussiéreux. C’est touchant.
Scène XII M SAMPEDRO entre : Ne
faites pas attention à moi. Je me mets à l’écart. M ADMAN, allant de la
fenêtre à son bureau, nous dévoile sa pensée : Cet aveugle vit au bord de la
nuit. Il en a le vertige. Il avance à tâtons. Il refuse sa canne. Le projet
d’une main aimée n’est pas une béquille. Le sait-il ? Cela lui fait défaut. Et
l’orphelin des étoiles rejoint la nourrice avec son biberon à la tétine piquante
dans le jardin du trou noir où la course du soleil est plus vertigineuse
qu’ailleurs. M SAMPEDRO : Je sors. (M Adman le salue de la tête. Il va à
son bureau, examine sa planche de travail.) M ADMAN : Qu’est-ce qui ne va pas
ici ? Ok pour ça... Et celui-là ? L’AVEUGLE : La moitié du temps s’est
éteint.
Scène XIII M ADMAN, seul, à la fenêtre : Ce soir, la rue coule
doucement. Son flot aigu résonne comme un doux brouhaha océanique. L’aveugle a
accroché ses racines sur son trottoir exsangue. Une fille accoste près de lui.
Elle se met à danser et veut l’entraîner dans sa danse. Il ne veut pas : il
s’est abandonné à l’emprise de sa liberté. Il ne veut pas abandonner sa liberté
pour LA liberté. Et puis, il sait qu’il est maladroit comme danseur. La fille
lui a fait sortir un sourire car le voilà dans ses filets. Il doit se dire :
"Même à moi ça m’arrive ?" Oui... Même si la fin de l’errance arrive en coup de
vent à notre dernier souffle, il faut l’inspirer à pleins poumons. Le côté amer
devrait disparaître rapidement.
Scène XIV (Mlle Liberté
entre.) MLLE LIBERTE : Ah ! Ah ! Vous parliez seul ? Vos propos résonnaient
jusqu’à Hollywood. J’espère qu’il n’y avait aucun secret pour vous dans ce que
vous disiez. M ADMAN : Si vous avez enregistré mes propos, vous pouvez
réécouter la bande. Il n’y a strictement rien de nouveau dans ce que je viens de
dire. (A cet instant, Ben Keith entre et s’installe comme précédemment.) Ecoutez
plutôt ceci :
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